4 - La moisson

En été, courant juillet, tout le village travaillait aux moissons.

 

Mon grand-père avait un petit champ situé « au chêne » à côté du grand jardin et du verger mais il n’était pas accessible à une moissonneuse car situé en haut d’une légère pente et bordé de fossés.

Donc, la moisson s’effectuait à l’ancienne et il fallait attendre non seulement que le blé soit mûr, que le temps soit sec mais que des amis et voisins soient disponibles ; heureusement l’entraide pour les moissons se pratiquait régulièrement dans les années 1950.

 

Ainsi, de très bonne heure, avant les grosses chaleurs on voyait arriver cinq ou six hommes, leurs femmes et des enfants munis de paniers repas, de faux et de faucilles. Nous montions tous au champ et le travail commençait. Les hommes placés en lignes avançaient du pas cadencé du faucheur et les tiges lourdes s’effondraient dans un léger bruit de froissement craquant. Très fréquemment, mon grand-père s’arrêtait, sortait la pierre à aiguiser de sa large ceinture de flanelle grise enroulée pour tenir la chemise dans le pantalon et maintenir ses reins. Il affûtait sa faux, bien calée au creux de son bras, puis reprenait la cadence du fauchage. Les autres hommes à intervalles réguliers faisaient la même chose, mais la ligne de front de coupe restait régulière, l’habitude de la coupe sans doute.

 

Pendant ce temps, les femmes placées derrière les faucheurs ramassaient avec leurs mains nues des brassées de blé coupé et, d’une manière rapide qui témoignait d’une grande expérience, liaient ces brassées en gerbes avec les liens en ficelle accrochés à leur ceinture de blouse. Elles laissaient les gerbes sur place ou bien si la cadence de fauche le permettait érigeait verticalement des tas d’une dizaine de gerbes en plaçant au dessus du tas une gerbe à l’horizontale pour protéger un peu les épis. Les enfants qui suivaient les adultes érigeaient aussi des tas  mais surtout glanaient les épis restés au sol que les femmes n’avaient pas ramassés en avançant. Il ne fallait rien perdre et c’était le travail des plus jeunes de récupérer les fruits de ce travail si pénible. J’étais bien sûr avec ces enfants et nous faisions des petits « bottillons » de blé, mais nous n’utilisions pas de ficelle pour cette tâche ; il fallait prendre quelques tiges, les torsader rapidement et en faire un lien à nouer autour de notre bottillon. Nous rassemblions nos bottillons pour en faire un tas dont nous étions de plus en plus fiers au fur et à mesure de son élévation. Nous voulions dépasser en hauteur les tas de gerbes des adultes ! C’était un travail mais aussi un jeu, car beaucoup d’entre nous après deux heures de travail commençaient à courir et jouer entre les gerbes, sauter par-dessus les premiers tas… et un rappel à l’ordre fusait aussitôt pour que ce petit monde se calme.

 

De temps en temps, les hommes faisaient une petite pause sur place, appuyés sur le manche de leur faux  et alors ils roulaient une cigarette en buvant un verre de vin rouge qu’une femme venait leur servir. Ni bière, ni eau, ni jus de fruits pour ces paysans dans les champs à cette époque ! Un coup d’œil vers le ciel pour guetter un orage éventuel mais le choix du jour était toujours le bon car, mystérieusement, sans bulletin météo, ils étaient tous capables de prévoir le temps du lendemain en ayant regardé la veille la lune, la couleur du coucher de soleil et le sens de déplacement des nuages !

 

Vers midi, il faisait très chaud en plein soleil, nous étions affamés et le temps du repos sous les arbres du verger jouxtant le champ était venu. Nous nous installions tous par terre dans l’herbe, les femmes ouvraient les paniers repas… Ma grand-mère préparait généralement un poulet froid de notre basse-cour, avec des cornichons au vinaigre du jardin, mais comme mon grand-père adorait le saucisson sec et le lard, il y en avait aussi ainsi que de grosses tranches de pain de campagne. Mon grand-père sortait son couteau pliant (je lui ai toujours connu le même) et se servait une tranche de lard froid cuit la veille (avec des légumes) sur sa tranche de pain.  Il coupait alternativement un petit morceau de chaque qu’il mastiquait avec délice. Moi je me régalais car j’avais le droit de manger « avec les mains » le blanc de poulet, mon lard et un peu de saucisson. Le camembert était de rigueur, nous n’avions pas l’habitude de manger d’autres fromages, mais il avait généreusement coulé car même dans le panier placé à l’ombre, il avait eu un coup de chaleur. Comme je n’aimais pas le fromage « fort » j’avais toujours de la « Vache qui Rit ». Pour le dessert, selon les goûts, chacune avait prévu un gâteau maison (brioche, tarte). Mon grand-père donnait la permission aux enfants de ramasser les fruits tombés au sol dans le verger et de les distribuer.  Les hommes buvaient du vin mais il y avait aussi de la limonade et du sirop de grenadine pour les autres. Tout ce petit monde bavardait pendant la digestion ; nous n’écoutions pas les conversations des adultes qui ne nous intéressaient pas et, pleins d’entrain, nous jouions aux devinettes, les plus intrépides étant allés faire un tour plus loin histoire de se défouler en grimpant dans quelque arbre pour jouer à Tarzan ou bien se balancer à des branches.

 

Après avoir fumé leurs cigarettes et conservé les mégots dans une petite boîte en fer (jamais on ne jetait un mégot dans un champ sec et, de plus, récupérer le tabac de chaque mégot était une économie !) les hommes se relevaient, s’étiraient les muscles et reprenaient avec ardeur le travail. Les femmes et les enfants faisaient la même chose et les heures s’égrenaient l’après-midi. Comme le champ n’était pas trop grand une journée suffisait et en fin d’après-midi, vers quatre ou cinq heures, tout était terminé. On laissait les tas de gerbes sécher quelques jours pendant qu’on moissonnait à la machine ou à la faux chez les voisins.

 

Puis un matin, un fermier qui disposait de chevaux et d’une charrette venait rejoindre le  groupe de voisins aidant mes grands-parents, dans le chemin en contrebas du champ, pour que le chargement se fasse et que nous allions jusqu’au lieu du battage.

 

Avec des fourches les hommes balançaient les gerbes dans la charrette où d’autres les disposaient de façon appropriée pour équilibrer le chargement. Pendant ce temps, les femmes et les enfants défaisaient les meules et rapprochaient les gerbes du point de chargement en les portant. Quand tout était terminé, le convoi se mettait en marche et parcourait les 500 m qui nous séparaient de la ferme où la batteuse était installée pour tout le temps des moissons dans le village.

 

Seuls les hommes indispensables pour s’occuper de la batteuse et les femmes qui cuisinaient dans la ferme pour nourrir le midi et le soir ce petit monde restaient ainsi que les enfants intéressés par la « machine ».  J’avais de la chance car parmi les femmes ma grand-mère était généralement « demandée » car bonne cuisinière et efficace elle avait sa place dans cette belle ferme pas très grande mais joliment décorée intérieurement. Je me rappelle mon émerveillement devant les cuivres, les faïences, les bibelots sur des napperons brodés, les meubles rustiques cirés et brillants et surtout les doubles rideaux encadrant les fenêtres garnies de « dentelles ». Je n’avais vu de doubles rideaux qu’au château et dans mon esprit d’enfant c’était un luxe réservé aux gens riches ! Je crois que mon attachement indéfectible, malgré les modes, pour ces ornements de fenêtres date de ce jour…

 

Je disais donc que j’avais de la chance que ma grand-mère soit en cuisine avec d’autres femmes car, vers midi, il fallait nourrir tout le monde mais on ne pouvait arrêter la batteuse « louée » pour quelques jours et chaque heure était précieuse. Par conséquent, les femmes préparaient des plats et des assiettes bien garnies et les enfants servaient et desservaient la grande table où les hommes venaient manger à tour de rôle. Les femmes faisaient également  la pause en même temps mais à tour de rôle et ma grand-mère me servait ce jour particulier exactement ce que je voulais pour mon repas (j’étais une enfant difficile).

 

Les enfants  devaient aller manger à l’extérieur  et, assise sur des balles de paille, en hauteur, avec les autres gamins je dévorais car l’exercice m’avait donné faim. Nous nous installions le plus loin possible du bruit et de la poussière dégagés par la batteuse et c’était une journée idéale pour nous car les adultes trop affairés ne nous surveillaient pas. Que de parties de cache-cache et d’attrape (un « désigné » courait, devait toucher une fois un autre joueur qui devenait le « désigné » et devait à son tour courir et essayer de toucher quelqu’un, mais bien sûr, on s’enfuyait tous devant le désigné… Celui qui restait trop longtemps sans « toucher » avait perdu et sortait du jeu). Sur la route, avec un morceau de craie, les filles traçaient des marelles (suite de carrés disposés géométriquement dans lesquels il fallait sauter, selon certaines règles, sans marcher sur les bordures tracées à la craie). Aucun danger sur cette petite route… une ou deux voitures seulement circulaient chaque jour et encore était incluse la camionnette du boulanger itinérant qui faisaient sa tournée trois fois par semaine ! les vaches, quant à elles, n’étaient pas dangereuses et les charrettes et les vélos passaient lentement.

 

Pendant ce temps, les hommes s’activaient, certains déliant les gerbes, les plaçant sur une sorte de tapis roulant qui emmenait le blé dans la batteuse ou des « choses » se passaient car d’un côté un déversoir restituait les grains de blé qu’un homme ou deux recueillait dans un sac en toile de jute, de l’autre côté la paille ressortait en cubes ficelés. Bien sûr, il fallait faire le battage du blé, de l’avoine et de l’orge séparément. C’était un bruit d’enfer avec le moteur, les courroies, les poulies, les mécanismes internes et aussi une poussière très volatile de résidus de « paille » qui emplissait l’air chaud nous empêchant de respirer normalement. Les hommes se protégeaient le nez et la bouche avec leur grand mouchoir et nous leur apportions souvent à boire.

 

Enfin, le soir venu, on arrêtait la batteuse et son bruit diminuait progressivement comme si sa « vie » s’éteignait doucement. Enfin le silence régnait, entrecoupé des cris d’enfants, des ordres lancés, des éclats de rire récompensant le travail bien fait ; les adultes se rafraîchissaient à la pompe à eau et l’on sortait les bonnes bouteilles de vin de pays. Plus tard, certains finiraient la soirée autour de la grande table mais ma grand-mère me ramenait à la maison, elle-même certainement très fatiguée car levée depuis l’aube. Le blé de mon grand-père était dans ses sacs. La charrette emportait les sacs de tout le monde jusqu’à une autre ferme qui disposait d’une balance spéciale et dans quelques jours, après la pesée et  l’estimation de mon grand-père pour ses besoins et sa basse cour, les quelques sacs en surplus seraient vendus sur place.

 

Dans le champ moissonné, vers septembre-octobre, mon grand-père ferait un « brûlis » pour fertiliser la terre. Il s’agissait de brûler le chaume par petits feux en contrôlant les bords du brûlis pour que le feu ne s’étende pas au verger. J’aimais bien « battre » avec des branchettes de bois vert le feu pour le contraindre à rester dans ses limites. Mon grand-père et ma grand-mère avaient pioche et binette pour retourner rapidement la terre sur les bords du feu. Je surveillais et dès que le feu avançait trop je criais : « Pèpère, ici, ici… ça brûle… viens vite ».

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