Maison et jardin.

 

Leur maison était destinée au « gardien-régisseur », poste qu’occupait mon grand-père ; il avait obtenu cette place après la guerre et une longue convalescence causée par quatre opérations de l’estomac et des intestins. C’était un miraculé comme disait le Professeur Bastien, le chirurgien qui l’avait opéré (à l’hôpital militaire américain de Reims) car il était atteint d’un cancer. Mon grand-père, Robert Raulet, était un homme grand par la taille pour l’époque, 1m82 et il chaussait du 45. Il portait une petite moustache de forme rectangulaire (un clin d’œil moqueur à un personnage hélas célèbre pendant la guerre 39-45) ses cheveux étaient poivre et sel, il devait avoir dans les 55 ans mais il me paraissait très vieux du haut de mes 4 ans. Ma grand-mère, Eugénie, de trois ans plus jeune que lui, était encore brune à cheveux court, de petite taille (1m58)  un visage avenant, des yeux vifs et toujours le rire au bord des lèvres. Mon grand-père l’appelait affectueusement « Nini ».

 

 

 

ma grand-mère maternelle

(photo couleur prise en 1965)

 

C’était une femme très énergique qui avait élevé ses deux enfants (ma mère et son frère aîné)  elle s’était occupée de mon grand-père pendant ses 5 années d’opérations et de convalescence tout en assumant un travail pour assurer le pain quotidien. Les deux mariages de ma mère et de son frère avaient eu lieu le premier semestre de 1946, j’étais née le 11 mai 1947. Mon grand-père avait un caractère facile, les années et la maladie l’avaient émoussé, de plus il ne pouvait résister à la poigne de ma grand-mère qui n’était pas femme à se soumettre.

 

 

 

Années 53-54 ?

mes grands-parents maternels  et  mes parents… un dimanche !

La maison se situait  près du portail d’entrée des parties communes que l'on aperçoit ci-dessous avec un toit de tuiles rouges, à gauche de l’autre entrée menant au « château » qui passait sous un grand porche ( reste du château d’origine qui avait été sauvé de l’incendie après la destruction par les allemands en 1918).  Sur la photo ci-dessous on voit le mur arrière de la maison, des arbustes l'agrémentent maintenant. Ce porche avait bien sûr déjà fait l'objet de travaux au début du 20e siècle, après la destruction du château qu'on ne voit pas et qui se trouvait  à l'arrière dans le prolongement de la tour de droite (voir les différences avec la photo suivante).

Revenons à leur maison. Ils assuraient le gardiennage de la propriété et une partie de son entretien moyennant la jouissance de l’habitat, l’éclairage, l’eau froide au robinet et la fourniture du bois de chauffage ainsi qu’un peu de charbon. La maison était composée d’une cuisine qui servait de pièce de séjour puisque la cuisinière à bois s’y trouvait. A côté, leur chambre que j’ai partagée jusqu’à l’âge de 8 ans comportait une cheminée. A l’étage, auquel on accédait par un escalier partant de la cuisine derrière une porte, un couloir desservait deux chambres qui servaient à loger mes parents, mon oncle et ma tante, en été ou aux fêtes de Pâques et de Noël quand ils séjournaient. La plus grande chambre avait aussi une cheminée. Mes parents venaient me voir en moto, puis plus tard en scooter « Vespa » car ils habitaient et travaillaient à Paris, distant seulement de 150 km par la route nationale. Sur la façade de la maison, mon grand-père avait planté une vigne dès son arrivée et celle-ci s’était bien développée, sauf que les soirs d’été brûlants quand les fenêtres étaient  ouvertes pour accueillir la fraîcheur bienfaisante, de grosses araignées velues venaient se fixer sur les murs ou le plafond de la chambre plongée dans le noir en attendant le coucher. Dès mon entrée dans la pièce, mon premier travail était de dénicher ces fichues bestioles et de les montrer à ma grand-mère en gesticulant afin qu’elle les écrabouille avec du papier journal. Quand elles étaient au plafond, il fallait faire appel à mon grand-père, monté sur une chaise pour l’extermination. Il était moins vif que ma grand-mère et souvent ratait son coup, aussi je trépignais car les bestioles fuyaient rapidement se réfugier dans des endroits inaccessibles et il fallait éteindre la lumière, attendre et revenir quelques minutes plus tard pour recommencer la chasse. C’était une distraction car nous n’avions que le poste de radio qui diffusait les nouvelles et un feuilleton ou des chansons le soir ; de plus, si en été nous pouvions nous coucher quand la nuit tombait, c’est à dire assez tard vers 10 h  30, en hiver le coucher pour moi était fixé à 21 h et à 21 h 30 au plus tard pour mes grands-parents.

Ma vie prît un tournant lorsque plus âgée (environ 9 ans) pendant un été de vacances, je décidai de prendre des risques et d’écrabouiller moi-même ces grosses araignées velues qui atteignaient bien 7 cm d’envergure ! Chaque soir, j’effectuais le compte de mes exterminations et quand toutes les chambres étaient occupées, je revendiquais la tâche d’aller inspecter les lieux. Quand tout était terminé je « rassurais » parents, oncle et tante et leur criais de l’étage qu’ils pouvaient aller se coucher tranquillement.

Bien sûr, comme il faisait chaud, les fenêtres restaient ouvertes et la nuit nous avions des visiteuses mais je n’y songeais pas à l’époque. Il n’existait pas encore de  bombes insecticides ; seul le « Flytox » nous débarrassait pour une demi-heure des mouches et moustiques mais c’était peu utilisé, juste pour assainir une pièce, sinon on déroulait des bandes collantes attachées au plafond où les insectes volants venaient s’agglutiner pris au piège. Il suffisait de changer chaque semaine la bande collante.

En face de la maison, de l’autre côté d’une cour vaguement rectangulaire, les deux chiens de chasse de mon grand-père étaient installés dans le chenil assez grand, abrité, avec des niches pour l’hiver. Il prenait soin de ses chiens qu’il appelait Lip (fox-terrier) et Dop (bâtard d’épagneul) et les visitait avec la pâtée tiède préparée par ma grand-mère deux fois par jour avec des restes de légumes, gras de viande, pain, nouilles etc… Ils avaient le droit de sortir bien sûr, car ils devaient faire de l’exercice et je m’amusais à la course avec Dop, changeant de direction avec des allers-retours pour le tromper mais je ne gagnais jamais… il était vif, rapide et me battait régulièrement mais quelles parties nous faisions ensemble. Mon grand-père m’incitait à leur lancer des bouts de bois afin qu’ils rapportent et c’était sans fin. Même si j’envoyais les bois dans les massifs ou les buissons pour les tromper, ils revenaient toujours avec leur trophée ! c’était de bons chiens de chasse et tous les os que l’on peut donner aux chiens ainsi que ceux du pot au feu leur étaient réservés en récompense.

 

A côté du chenil, d’anciennes écuries avaient été transformées en « atelier » et en « cellier » où l’on rangeait les réserves de pommes de terre, les barils de grain (pas les sacs, gare aux rongeurs) et autres. C’est dans l’atelier qu’on effectuait la plupart des travaux d’entretien du matériel, de coupe ou de nettoyage des légumes, fleurs à stocker en attendant le passage de la fleuriste pour la collecte des bouquets. Après l’atelier, une cave permettait de faire des endives et de conserver dans la couche de sable des carottes…

 

Ensuite venait ce que l’on appelait le garage, très grand, puisque les châtelains y rangeaient deux ou trois voitures en plus des stères de bois de chauffage et du charbon.  Le garage avait été carrelé au sol, les lieux étaient sains et on y mettait aussi temporairement du foin en réserve pour les lapins. Il y avait aussi un petit tonneau où l’on mettait les fruits trop mûrs et des noyaux de prune et d’abricots à fermenter car mon grand-père avait le droit, lorsque le bouilleur de cru ambulant passait, de recueillir un petit nombre de litres d’alcool de fruits (la gnole) après le passage du jus dans l’alambic. J’aimais bien l’odeur quelque peu enivrante qui se répandait aux alentours de sa machine roulante mais je ne restais pas longtemps car ma tête se mettait à tourner à cause des effluves d’alcool.

 

La buanderie se trouvait au bout du bâtiment après la porte menant à une serre, c’était une sorte de maisonnette équipée d’un grand bac profond (comme une baignoire) en granit noir mais avec un rebord permettant de lessiver ou de rincer le linge. Il y avait un poêle pour chauffer des bassines d’eau et une autre sorte de poêle bas pour chauffer les lessiveuses et mettre le linge blanc à bouillir (les lessiveuses pleines étaient lourdes et une femme ne pouvait seule monter à bout de bras un tel poids sur un poêle). En hiver ma grand-mère s’installait dans la buanderie car il y faisait bon travailler avec les poêles en activité, mais en été, mon grand-père déménageait le poêle bas dans la cour afin que ma grand-mère ne souffre pas de la chaleur, puis le linge lavé elle chargeait la lessiveuse dans une brouette et descendait au lavoir communal pour rincer.

 

 

 

Bien qu’ayant les commodités près de la maison, je pense que ma grand-mère préférait aller au lavoir afin de bavarder avec d’autres femmes du village et glaner quelques nouvelles. Je l’ai accompagnée quelquefois pour apprendre à rincer les mouchoirs et petites pièces…mais j’allais vite reprendre mes expéditions dans les bois autrement plus intéressantes.

 

 

 

Entre le garage et la buanderie, il y avait une porte qui ouvrait sur un couloir permettant d’accéder directement au jardin potager clos de murs en passant par la serre. J’aimais bien aller dans la serre car il y faisait doux à la mauvaise saison et j’y trouvais toujours des plantes sur le point de fleurir, ainsi qu’une odeur particulière de terreau humide. Je regardais les caissettes en bois où mon grand-père préparait ses semis et j’attendais avec impatience la germination des plantations. Mais, interdiction de toucher ou de gratouiller la terre pour voir si ça germait ! la curiosité avait du me pousser à cet acte vers mes trois ans (l’impatience de la jeunesse) et certainement que la germination d’un sachet de graines avait été réduite à néant !  Dans cette serre étaient entreposés des cactus, des plantes grasses et autres plantes fragiles  attendant leur floraison ainsi que les géraniums, oignons et bulbes divers. Par contre, lorsque j’atteignis l’âge de raison « officiel » de mes sept ans, j’eu le droit de trier les oignons de glaïeuls et les bulbes de tulipes en fonction de leur grosseur en les rangeant bien à plat dans des caissettes afin qu’ils ne moisissent pas, après avoir enlevé l’excédent de « pelure ». Je prenais ce travail très au sérieux et il l’était car mon grand-père gagnait du temps pour ses autres tâches.

 

 

Passé la serre, on débouchait dans un grand jardin clos de murs à gauche et en face. A droite, un grillage perdu dans des buissons séparait le jardin du parc et un grand tilleul embaumait le soir lors de sa floraison.  Ce grand jardin était pentu et s’élevait même à gauche sur deux niveaux puisqu’on accédait par un escalier de pierre le long du mur des « communs » au jardin « supérieur ». Je dois préciser que les presque mille mètres carrés de ce jardin visible des fenêtres du château était destiné aux fleurs pour une jolie vue mais, au printemps, les semis de légumes se fondaient dans les pensées, les tulipes et autres espèces printanières avant le repiquage dans le second jardin qui jouxtait celui-ci. D’ailleurs, ce n’était pas un jardin mais un champ, non clos, de deux mille mètres carrés environ quadrillé d’allées où s’épanouissait  une grande variété de légumes.

 

 

 

 

 

 

 

Vue du château (bout buanderie extrême droite photo)

 

Quand on se trouve au « champ-jardin »
 

 

On y trouvait les habituels  haricots, salades, carottes, radis, tomates etc.. mais également des asperges, artichauts, salsifis, épinards, choux verts, choux pommés, choux-fleurs, choux de Bruxelles, chicorée… Vous l’avez compris, chaque légume était décliné en plusieurs variétés. Ainsi, toute l’année nous pouvions consommer des salades allant de la mâche à la laitue précoce, en passant par la laitue blonde d’été, la batavia, la frisée, la scarole que l’on finissait par pailler pour la conserver en hiver. Il en allait de même pour les tomates et les haricots qu’ils soient nains ou grimpants, toutes les cultures étaient échelonnées. Je ne peux énumérer tous les légumes, il existe tant de variétés d’oignons et d’échalotes mais deux légumes étaient proscrits du jardin par mon grand-père, le Topinambour  et le Rutabaga !  Les années 39-45 avaient laissé des séquelles irréversibles dans l’esprit de mes grands-parents et ces légumes étaient bannis à jamais, vous comprenez aisément pourquoi ! Pour les jeunes générations, je me dois d’expliquer que c’est pratiquement les seuls légumes faciles à cultiver car c’est une racine, que l’on trouvait dans les jardins français pendant la seconde guerre mondiale. Les ménages les consommaient cuits à l’eau, sans sel ni beurre (très rare car distribué au gramme près avec des cartes d’alimentation) en compote avec de la saccharine (succédané de sucre) et quand il n’y avait plus de farine, ma grand-mère râpait finement ces légumes pour fabriquer une galette dure et fadasse qui aurait pu remplacer le pain. A cette époque, mes grands-parents habitaient la banlieue de Reims occupé par les Allemands. Ce régime ayant duré pendant trois ans, imaginez leur dégoût à vie pour lesdits légumes ! 

 

Les fruits avaient bien sûr leur place dans le jardin et ma grand-mère nous régalait de tartes aux fraises, de framboises à la crème et de confitures de toutes sortes. Elle conservait quelques légumes et des fruits par stérilisation dans des bocaux quand on ne pouvait en garder facilement au cellier ou à la cave ou bien paillé dans le jardin. Ainsi, les haricots verts, les prunes quetsches, les mirabelles et autres s’alignaient sur les étagères.

 

Après ce grand terrain baptisé « au chêne » destiné aux fruits et légumes (on disait : je monte ou je vais travailler « au chêne » mais il n’y avait aucun arbre de cette sorte du moins à mon époque, seul un noyer qui avait son utilité bordait le jardin) on apercevait enfin le verger. C’était mon étape de prédilection chaque jour quelle que soit mon activité ou mon parcours !

 

En juin par exemple, lorsque je rentrais de l’école le soir et même avant d’y  repartir l’après-midi, je faisais très vite une halte dans les cerisiers et me gavait à n’en plus pouvoir, ce qui me coupait quelque peu l’appétit et ma grand-mère se désolait de voir sa « Linette » bouder devant la fine tranche de jambon que je ne pouvais plus avaler et pour cause ; du haut de mes cinq ou six ans je m’étais goinfrée d’une bonne livre de cerises pour ne pas dire plus. Et il en allait de même en été pendant les vacances, je passais de temps en temps par le verger et grappillait quelques mirabelles, prunes, poires au passage sans oublier en traversant le jardin au retour de cueillir quelques fraises au passage… Je n’étais pas grosse, plutôt menue, mais en bonne santé d’après le Docteur hormis un mal de ventre qui apparaissait de temps à autre et tout le monde se demandait pourquoi (du moins je l’imagine car ma grand-mère ne devait pas être dupe, fine comme elle l’était). D’ailleurs, je sortais dans les bois par toutes les saisons et par tous les temps ne revenant que lorsque ma présence était obligatoire à la maison.
 

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